Les gabares et le commerce
du fromage
Au temps des pluies d'automne,
puis de celles du printemps, on préparait à Argentat les bateaux
destinés à naviguer sur la Dordogne jusqu'à Libourne .
Ces bateaux étaient des gabares, chargées de carassonnes (échalas
de châtaignier pour les vignes) et de merrains (planches de chêne
ou de châtaignier pour les tonneaux) pour les vignobles de Bordeaux. Avec
aussi du gros bois d'œuvre, des sacs de charbon de bois, des châtaignes
séchées, des noix, du fromage. Bateaux frustes, rudimentaires,
mais solides, à fond plat, faits de bois simples, grossièrement
calfatés d'étoupe et de mousse.
A l'arrivée ils se vendaient, à bas prix, comme bois de chauffe,
et partaient en fumée. Leur odyssée était brève
: un seul aller sur le Fleuve, vers l'aval.
Les dangers étaient
nombreux : il y avait les rochers, les rapides, les tourbillons, les passes
étroites et périlleuses, les pertuis resserrés entre les
digues que les seigneurs et les meuniers avaient lancées sur le fleuve,
pour leurs affaires. Alors la vie de la gabare était livrée au
patron, seul maître à bord, et qui seul la dirigeait, au gouvernail.
Il y avait aussi les péages, à chaque ville, château, bastide
… Parfois, des berges, pleuvaient sur la gabare quolibets et cailloux,
parfois pire, flèches et balles. Mais aussi des mots plaisants, et des
souhaits de bon voyage. Il y eut des naufrages, des croix et des chapelles dominaient
les rivages. En passant, les gabariers se découvraient et se signaient.
Il y avait aussi l'entraide et les bons moments fraternels, au casse-croûte
ou à l'auberge, le soir. A l'arrivée, la vente du chargement ...
Le retour vers le haut-pays se faisait à pied (plus rarement à
mulet ou à cheval), gaiement, l'argent gagné bien à l'abri
dans la ceinture.
Mais, du bas-pays, les gabariers rapportaient aussi des idées - huguenotes
en un temps - et qui leur trottaient dans la tête. A Bergerac, à
Sainte-Foy, à Castillon, ne disait-on pas que les protestants n'auraient
plus à payer tribut au clergé, aux seigneurs, au Roi catholique
? Ces idées, ils les répandaient. Et puis ils ramenaient des rêves.
Et pour toujours, la nostalgie de la mouvance. Sur les quais d'Argentat, on
vit des gabariers, devenus vieux, pleurer devant les bateaux en partance, qui
ne les emporteraient plus. Vers le voyage, vers l'errance, vers le bas-pays,
vers l'ailleurs...
Les quais d'Argentat |
Une gabare sur
les quais d'Argentat |
A Saint-Illide, certains
Miraliers sont aussi du voyage, tel François du Bouissou,
né en 1793 et qui pratiqua le négoce du fromage à la fin
du 1er Empire. François achetait son fromage à Salers, le faisait
transporter en charrette par des bouviers jusqu’à Argentat, venait
ensuite le dangereux périple sur la Dordogne jusqu’à Bergerac
ou Libourne. Les marchands de fromage devaient mettre leur cargaison à
l’abri du soleil ; ils ne voyageaient qu’aux heures fraîches,
tôt le matin ou dans la soirée et passaient le reste du temps à
couvert à l’ombre des arbres du rivage.
Le Cantal était apprécié dans tout le sud ouest où
il était appelé « fromage de table » mais la période
était peu propice au commerce comme François en témoigne
dans ses lettres :
"il n'y a pas de consommation pour le présent, il ne s'est peut-être
jamais vu autant de misère, ce qui nous fera éprouver du désagrément
pour recouvrer nos fonds.(1812)"
"Il y a beaucoup de difficulté pour se faire payer cette année-ci ; la grande misère qui existe dans ce pays jointe à la mauvaise foi de beaucoup d'individus font que je suis obligé d'être souvent en discussion en réclamant ce qui m'est du ... (1816)"
La Dordogne était capricieuse et
les gabariers devaient composer avec les hasards des intempéries :
"...nous avons acheté trois bateaux en chêne et borletés,
dont nous en prenons deux pour faire cette voiture. Je vous dirai que nous serions
partis aujourd'hui, si ce n'eut été le temps qui en se mettant
à la pluie nous donne espoir de faire sous peu augmenter la rivière,
et nous peut éviter par ce moyen une bonne partie des frais que nous
serions obligés de faire. je me proposai cependant d'aller à la
rencontre des bouviers qui nous apportent les trois charretés de fromage
à Mazel, soit pour leur indiquer un endroit propice pour placer les fromages,
soit pour leur en payer la voiture (1814)"
Sans compter les troubles politiques :
"Aujourd'hui des cordonniers de notre pays venant de Bords m'annoncent
que l'ennemi est aux portes de cette ville, des messieurs de Bergerac ont aussi
reçu des lettres particulières qui leur apprennent la même
nouvelle ; enfin les Bergeracois sont épouvantés d'une manière
sans égale, il ne faut plus leur parler d'aucune affaire de commerce
(1814)"
François ne pouvait écouler
toute sa marchandise à Libourne et il devait compléter son périple
sur la Dordogne par une tournée dans les terres mais sa jument, Margot,
n’était plus de première jeunesse …
"Je me proposais de partir demain six du courant pour aller faire la
tournée du Périgord mais Margot chez qui la vieillesse commence
à se faire sentir et qui se trouve fatiguée sera bien aise de
séjourner encore un jour de plus, cette bête est en assez bon état
et est toujours de fort bonne appétit mais ses jambes se refusent à
faire leurs fonctions ; ainsi pendant ces deux jours je tiendrai conseil avec
elle et examinerai si elle peut me porter, si non, je ne crois pas qu'elle se
refuse à me porter les valises et alors je la tiendrai quitte, car je
vois bien que je serai obligé d'aller à pied. Mais que voulez-vous
? Il faut bien pardonner quelque chose à la vieillesse ; malgré
qu'elle ne remplisse pas bien sa tâche présentement je n'en ai
pas moins un soin particulier et persuadé que sous le rapport de l'age
je lui dois le respect, je n'ai pu encore me résoudre à l'envisager
comme une rosse."
François finira par faire faillite
...