La Grande Peur à Labontat

En cette fin du mois de juillet 1789, la nouvelle de la prise de la Bastille et des évènements parisiens suscite dans les campagnes une telle émotion, qu'elle est à l'origine d'un mouvement populaire proche de l'hystérie collective. Ce phénomène irrationnel est connu sous le nom de "Grande Peur".

La Grande Peur se fonde sur la rumeur d'un complot aristocratique contre les paysans. Les aristocrates auraient recruté des bandes de brigands chargés de se livrer aux pires forfaits dans les campagnes. Dans toute la France, en proie à la plus grande panique, on s'arme, on forme des milices ; des émeutes éclatent un peu partout, des châteaux sont incendiés. Vers le 1er août 1789, le Cantal à son tour, est gagné par ce vent de folie. Les brigands sont tout proches, on en est sûr, certains les ont vus à Figeac ... d'autres à Rodez !

Une histoire se déroulant pendant la Grande Peur est parvenue jusqu'à nous avec, sans doute, une part de légende. Nous vous la livrons telle quelle :
Les Miraliers, agités par le chaos ambiant, s’en prirent au seul noble qui restait sur la commune (les châteaux de Barriac et du Belestat étaient alors probablement vides), le Seigneur de Labontat, Jean-François Peyrat de Jugeals de Veilhan. Armés de faux et de fourches, ils se massèrent devant son château, à l’intérieur duquel le noble s’était barricadé avec sa femme et leurs cinq filles, en criant (en patois, bien sûr) : « Nous voulons la tête de Monsieur Peyrat de Jugeals ! ».
C’est alors que Guillaume, un ancien grenadier habitant Gounoulès et surnommé "le Chevalier", intervint. Grâce à son autorité sur les Miraliers (il avait servi sous Louis XV), il put s’interposer. Il pénétra seul dans le château et conseilla au maître des lieux de faire descendre dans la cour de quoi nourrir et surtout abreuver les émeutiers. Des tonneaux furent mis en perce et tout le monde fit ripaille et se saoula jusqu’à la nuit tombée. Le seigneur de Labontat put ainsi, à la faveur de l’obscurité, sortir de son château sans être remarqué et prendre, sain et sauf, avec sa famille, la poudre d'escampette.
Se non e vero ...

Bien que légendaire, cette histoire a probablement un fond de vérité et c'est finalement sa date qui est le plus sujette à caution. En effet, la Grande Peur dans le Cantal n'a que très marginalement conduit à des attaques de châteaux.

Peut-être faut-il plutôt y voir une réminiscence des événements de mars 1792 où une jacquerie de très grande ampleur se déroula dans tout le district d'Aurillac. Ce mouvement, spécifique au Cantal et organisé par le député montagnard Jean-Baptiste Milhaud, donna lieu à des exactions : pillages de greniers, lynchages d'accapareurs, attaques de 18 châteaux (dont 5 incendiés).
Des scènes de ripailles et de beuveries, ressemblant à celle racontée plus haut, ont également été rapportées.

Cependant, si notre chevalier Guillaume, qui habitait Gounoulès et qui, selon la légende familiale "avait son couvert mis dans tous les chateaux à la ronde", est intervenu au chateau de Labontat, ce ne peut être que pendant la Grande Peur en 1789. Sinon la belle histoire n'a plus de fondement.
En effet, en mars 1792, le chateau de Labontat fut bel et bien pillé et brûlé, au moins en partie, et le chevalier Guillaume n' y a joué aucun rôle, en tout cas n'a rien pu empêcher.

Celui qui en porte témoignage est le conventionnel Jean-Baptiste Carrier, natif de Yolet, député du Cantal en septembre 1792 qui s'illustrera quelques mois plus tard lorsqu'il est envoyé en mission contre les insurgés de Vendée et organise les effoyables "Noyades de Nantes". Cette cruauté inouïe, encore présente dans les mémoires deux siècles plus tard, lui vaudra la guillotine.

Carrier a en effet lui même annoté la liste, relativement courte, des châteaux pillés et incendiés en mars 1792, dont celui de Labontat.
Il relève que ce château "appartient au nommé Jugeal Veillant de Labontat et à la nommée Veyrac, sa femme. Ex-nobles. Prôneurs de la contre-révolution, propagateurs de fausses nouvelles, généralement soupçonnés d'avoir fourni des fonds aux émigrés."

Griefs presque identiques sur le registre d'écrou de la prison d'Aurillac (1792 où figurent parmi les 228 détenus passés en jugement et écroués "Jugeal de Labontat, arrêté pour avoir tenu des propos tendant à rétablir la monarchie et Jeanne-Marie Peyrac, femme de Jugeal émigré".

Un autre document archivé confirme que Jugeal a subi  durement le choc des émeutiers.
Avec une candeur-ou un cynisme- surprenante, ce personnage n'hésite pas, quelques mois plus tard, à réclamer l'indemnisation des dommages qu'il a subis :

Le 29 novembre 1792, Peyrac de Jugeal de Labontat, seigneur de St Illide, sollicita du district d'Aurillac le dégrèvement du dernier tiers de sa contribution patriotique de 800 livres. Il argua de la "suppression des droits féodaux" qui le prive de "la majorité de ses biens" à quoi s'ajoutent "les pertes considérables éprouvées par l'effet des insurrections".
Le 11 décembre, le directoire du département répondit "qu'il n'y a pas lieu à délibérer"..


La Terreur passée, après le IX Thermidor (27 juillet 1794), on suit le sort de Jeanne Marie Peyrac de Jugeal qui, incarcérée à Lyon, proteste d'un jugement rendu le 19 septembre 1793 : " aujourd'hui que la justice n'est pas un vain mot, je sollicite l'annulation d'un jugement injuste qui me condamne à la déportation jusqu'à la paix."
Jeanne Marie sera libérée le 16 Brumaire (4 novembre 1794) et revient dans le Cantal où elle décèdera en 1831 au château de Vayrac, dans sa famille près d'Aurillac.

Et Jean François, son mari, seigneur de St Illide ?
Nous n'en trouvons plus aucune trace au delà de son incarcération à Aurillac en 1793.
Curieusement, l'arbre généalogique de sa nombreuse famille ne mentionne que sa date de naissance (1750) et laisse en blanc la date de son décès.