Boulangers de Castille

Si au début du 20éme siècle, l'importante colonie cantalienne en Castille connaît sa dernière phase d'existence, il faut remonter plusieurs siècles en arrière pour en comprendre l'origine et en vivre toute l'histoire.
En effet dès le 15éme siècle, on note la présence d'auvergnats en Castille mais ils y exercent des métiers auxquels les espagnols répugnent et qu'ils laissent aux "gabachos" : colporteurs, rémouleurs, porteurs d'eau, hommes de peine.
Ce n'est qu'au milieu du 18ème siècle que la majorité des auvergnats partent en Espagne pour y installer des commerces: marchands drapiers, boulangers …
Ainsi au fil des années, par milliers des enfants de nos communes du Cantal ont continué à gagner les plateaux castillans pour y exercer le métier de boulanger.
Pourquoi ont-ils occupé pendant si longtemps ce créneau tant à Madrid que dans toutes les régions voisines ?
Plusieurs raisons peuvent être avancées : la dépopulation de L'Espagne (qui ne comptait au 15ème siècle que 7 millions d'habitants contre 15 en France à la même époque) ce qui explique une forte immigration, un patois auvergnat très proche du castillan ce qui permettait aux nouveaux arrivants de se faire comprendre et surtout le fait que le métier de boulanger était paradoxalement considéré comme "vil" par les autochtones alors que les auvergnats pétrissaient et cuisaient régulièrement leur pain donc en connaissaient bien la technique de fabrication. Le pain, en Espagne, était dans la plupart des cas de qualité médiocre et manquait de façon chronique à Madrid et dans les environs.
Les cantaliens profitèrent de cette lacune et le"pan frances" a conquis très vite une réputation de pain de qualité (ce sont des auvergnats qui fournissaient en pain la cour royale !) .
Dés lors, le mouvement s'est accéléré et a atteint son apogée dans la dernière moitié du 19éme siècle. C'est ainsi qu'en 1857, quarante pour cent du pain consommé à Madrid était produit par des cantaliens, la proportion étant encore plus élevée dans certaines autres villes et surtout dans les villages où ils n'avaient pas de véritables rivaux.
Il faut ajouter que s'ils géraient des "panadérias" , simples points de vente, les cantaliens étaient surtout à la tête d'une grande partie des"tahonas" dont, par exemple, plus de soixante pour cent avaient , à Madrid, un cantalien à leur tête.
Pour avoir une idée de telles installations, disons qu'une "tahona" comportait, en général, trois niveaux : à la partie supérieure on réceptionnait le grain, on le vannait et on le criblait; à l'étage au dessous étaient situées les meules actionnées par des mules; on procédait ensuite au tamisage pour obtenir plusieurs qualités de farine; enfin, à l'étage inférieur, la farine était pétrie , voire foulée au pied, la pâte découpée, pesée et mise à lever avant sa cuisson au four.
Le pain était alors livré aux différents points de vente au détail dépendant de la "tahona".
Cette intégration de toute la chaîne de fabrication par nos cantaliens est déjà en soi une chose remarquable, mais ce qui l'est bien davantage, c'est le type d'organisation qu'ils ont mis en place, basée sur une répartition collective des tâches, la solidarité et par-dessus tout le souci constant, pour conserver leurs racines, de ne pas se couper du pays natal, grâce à une règle d'alternance permettant de concilier la bonne marche des affaires et le retour périodique, par roulement, au pays.
C'est surtout dans les villages de Nouvelle Castille que se trouvaient les plus belles organisations cantaliennes. Certaines, les "Compagnies"sont devenues légendaires. Parmi les plus célèbres, celle de Chinchon, de Navalcarnero , localité proche de Madrid (nous verrons plus loin que des miraliers y ont appartenu), et d'Estremara.
Ces "Compagnies" étaient très hiérarchisées (du maître à l'apprenti) et régies par des règles très strictes; les membres étaient recrutés uniquement dans les familles des associés, en général originaires de la même commune ou de communes voisines du Cantal.
Les jeunes, admis à partir de 16 ans , faisaient un apprentissage de 7 ans; en fonction de leurs résultats, on les intéressait graduellement aux bénéfices pendant les quatre dernières années.
Les associés se relevaient par quart chaque année, de sorte que la moitié résidait en Espagne et l'autre moitié en France, où tous finalement revenaient après un séjour de deux ans et y rapportaient une partie de leurs profits. En effet , chaque associé en laissait une part dans la caisse commune de la "Compagnie" pour couvrir les frais généraux et surtout constituer ce que l'on appellerait aujourd'hui une caisse mutuelle destinée à faire face aux éventuels coups durs survenant à la société ou à ses adhérents. C'est ainsi que parmi les plus grandes, certaines disposaient de fonds importants judicieusement placés (ne dit-on pas que la Compagnie Chinchon aurait prêté des fonds au roi d'Espagne !).
Pour maintenir la cohésion du groupe et sa véritable vocation qui était le retour au pays, toute relation avec les autochtones était pratiquement interdite et l'inconduite réprimée par une réduction de la part aux bénéfices voire par l'exclusion. Tout associé qui se mariait à une espagnole était immédiatement exclu !
Pendant longtemps, seuls les hommes émigraient en Espagne et vivaient ensemble, nourris et logés par la "Compagnie"; durant la dernière période (soit en gros après 1920), les femmes (et même les enfants) purent accompagner leur mari ce qui permettait d'avoir une vie de famille mais ce changement a été vécu par certains comme un relâchement regrettable des règles initiales.

En 1922 on recensait 45 boulangers en Castille originaires du canton de Saint Cernin et 55 cantaliens boulangers à Navalcarnero.
La même année on en comptait 9 originaires de Saint Illide.

Navalcarnero de nos jours.

-C'est ainsi qu'Alphonse Dufau( né en 1885) du hameau de Labontat y passa sa jeunesse puis y ouvrit sa propre boulangerie; après son mariage avec Joséphine Darnis en 1913, ils continuèrent à faire des allers et des retours entre l'Espagne et leur exploitation de Labontat tenue par un fermier; Ils se relayaient tous les deux ans à la boulangerie avec une autre famille du Cantal, les Capsenroux originaires de Selves et ont été, parmi bien d'autres, les acteurs de ce qui nous semble aujourd'hui une véritable épopée.
En 1914 Alphonse, mobilisé, revint en France et fit toute la guerre de 14-18 ; après la fin de la guerre Alphonse accompagné de Joséphine et de leur fille Anne-Marie revint travailler en Espagne et reprit le fond de boulangerie avec les Capsenroux. Une petite anecdote familiale: à l'un de ses retours en France, Anne-Marie âgée de 7 ans et qui ne parlait que l'espagnol et un mauvais français fut scolarisée à l'école de Labontat (35 élèves), Mme Cinqualbres l'institutrice eut fort à faire pour l'intégrer dans la classe.
La deuxième de leur fille, Lisette, naquit en Espagne en 1920 mais eut des problèmes sérieux de santé(diarrhée verte) aussi revinrent ils à Labontat d'où ils ne bougèrent désormais plus et où naquit en 1921 leur fils Joseph dit Youyou.

D'autres familles de Saint Illide participèrent également à cette aventure : Léon Darnis ( branche des Darnis Sanssac originaires du hameau de Darnis) et son épouse Albertine née Lalande.
Léon était le fils de Joseph Darnis né à Darnis en 1847 et qui fut boulanger à Navalcarnero; en âge de travailler Léon fut introduit par son père dans cette "Compagnie" ; marié en 1902 à Albertine Lalande, il continua à exercer le métier de boulanger en Espagne en alternance avec la famille Darnis du Bos ; lorsque éclata la guerre en 1914, il fut mobilisé à l'âge de 42 ans.
Après l'armistice en 1918, il renonça à ce métier et se retira dans le bourg de Saint Illide où il vécut désormais modestement, se contentant des petits revenus de ses fermes (à Darnis et à Lalande) et de sa pension d'ancien combattant.
Pendant la durée de ses séjours à Navalcarnero, Léon a pratiqué l'alternance avec la famille Lamartinie de Saint Illide.
Une précision à apporter et qui vaut pour la grande majorité des cantaliens de Castille: nos miraliers dont on vient de parler n'étaient pas propriétaires des installations dans lesquelles ils travaillaient mais simplement gérants.

Le poète Arsène Vermenouze qui, avec son père, a connu cette émigration vers 1870, évoque dans son oeuvre la vie rude de ces "Cantaliens de Castille".

... Et quand je partis, j'étais ivre
D'un pays lointain et vermeil,
De soie, et d'or, et de soleil.
Hélas ! j'y tombais dans la prose,

Derrière un comptoir décrépit,
Où j'aunais du drap sans répit.
Adieu la muse blonde et rose :
Je devins tout triste et morose,
Et le castillan s'infiltra
Dans mon français qui s'altéra.
(Les émigrants)