La batteuse

Dans la plus haute antiquité (des bas-reliefs égyptiens en témoignent), on séparait l'épi de son grain en disposant les pailles sur une aire plane et en les faisant piétiner par chèvres, ânes et moutons.
Au Moyen Age, en Auvergne, la faucille pour la moisson et le fléau pour le battage étaient déjà utilisés depuis de longues années.
Le progrès suivant fut l'usage de la faux puis, plus récemment, de la faucheuse tirée par un attelage de vaches ou de bœufs; vint ensuite la javeleuse, sorte de faucheuse permettant en avançant de déposer au sol des javelles, c'est-à-dire des petits tas de céréales qu'il fallait lier à la main pour en faire des gerbes faciles à transporter et à stocker.
Enfin, plus prés de nous, la moissonneuse-lieuse qui coupe les tiges puis les lie automatiquement en gerbes qui sont ramenées à la ferme et mises à finir de sécher soit en meules soit, de préférence, à l'abri d'une grange ou d'un hangar.
Comme nous le verrons plus loin, les progrès en matière de machinisme agricole ne se sont pas arrêtés là, mais restons dans cette période de la moitié du siècle dernier et qui s'est poursuivie jusqu'aux années qui ont suivi la fin de la première guerre mondiale.
Il faut préciser que les lignes qui suivent concernent les céréales cultivées dans le Cantal : froment(blé), seigle, orge, avoine ( le sarrasin n'est pas une céréale et a fait l'objet d'un article ).

Nous sommes à Saint Illide au milieu de l'été et les gerbes doivent maintenant être battues pour séparer l'épi de son grain; le fermier prend donc date avec l'entrepreneur de battage, Monsieur Claux de La Croqueille.
A la veille du jour fixé pour le battage, Monsieur Claux,le "battendier", amène son matériel sur place, c'est-à-dire à proximité de l'endroit où est stockée la récolte, et l'installe.
Deux lourdes machines tirées par des paires de bœufs viennent prendre place à la ferme :
-D'une part, une locomobile, machine à vapeur montée sur de grandes roues en fer et constituée d'un foyer alimenté au bois et chauffant l'eau contenue dans une chaudière pour y produire de la vapeur qui entraîne le mécanisme et, en particulier, fait tourner la grande roue métallique sur laquelle on fixe la longue courroie qui la relie à la poulie de la batteuse. L'alignement de la roue et de la poulie ainsi que la tension de la courroie doivent être réglés avec grand soin car si cette dernière se décrochait, les dégâts causés aux personnes se trouvant à proximité pourraient être très graves
Nous, les enfants, appelions cette machine le" pétaro" à cause du bruit caractéristique qu'elle faisait.

-D'autre part, la batteuse, grand châssis en bois monté sur roues et contenant tous les mécanismes nécessaires pour accomplir la totalité des opérations de battage.
L'organe principal est le batteur, cylindre tournant entouré d'une grille fixe le contre-batteur. La récolte passe entre ces deux pièces, les épis et la paille sont brisés et le grain passe à travers le contre-batteur .
Il faut alors nettoyer ce grain car, avec lui, pas mal de débris et de balles ont été entraînés; ce mélange passe sur des grilles animées de secousses et traversées par dans un violent courant d'air qui en assure le vannage ; le grain débarrassé de ses impuretés est alors ensaché.
La paille est rejetée à l'arrière de la machine dans un tourbillon de poussières; elle est ramassée à la fourche et mise en meule pour servir de litière voire de nourriture si le foin venait à manquer ( plus tard une presse hydraulique sera placée derrière la batteuse pour confectionner des balles de paille toutes ficelées et prêtes à être empilées dans une grange ou un hangar ).

Nous sommes maintenant le lendemain matin de bonne heure, le pétaro a été depuis longtemps allumé, le battendier surveille le niveau de l'eau et la pression au manomètre jusqu'à ce que la chaudière soit prête à envoyer sa vapeur; on passe un pain de résine sur la face intérieure de la courroie pour la faire mieux adhérer aux poulies puis la courroie est installée avec le maximum de précision.
Le signal est donné par un long coup de sifflet du pétaro dont le responsable ouvre alors la vanne de vapeur, le mécanisme se met en marche, la roue commence à tourner et à entraîner la courroie qui la relie à la poulie de la batteuse.
C'est le début d'une rude journée de travail qui sera juste interrompue par une pause à midi :
Les gerbes de paille sont amenées de la grange à bout de fourches par une équipe de plusieurs hommes et hissées par eux au sommet de la machine où on coupe le lien de la gerbe et on en étale la paille ; le véritable responsable, celui qui est au poste clef et le plus dangereux, est l'engreneur, celui qui répartit la paille et l'engage, épis en avant, entre le batteur et le contre-batteur en faisant très attention à ne pas laisser ses mains aller trop loin, la moindre faute pouvant conduire à une amputation voire une hémorragie mortelle.
Tout l'art de l'engreneur consiste à alimenter régulièrement la machine en répartissant les pailles sur toute la largeur du batteur afin qu'aucun à coup ne se produise.
La gerbe est avalée par le batteur dans un bruit de froissement de paille et de crissement d'épis et disparaît dans le ventre de la batteuse qui produit en travaillant un espèce de ronflement continu, indice d'un bon fonctionnement de l'ensemble.
Le grain ensaché est porté jusqu'au grenier à dos d'hommes musclés et endurants( les sacs font 80 kilos !) .

C'est donc toute une équipe de voisins et d'amis, chez lesquels on ira lorsque ce sera leur tour de battre, qui est mobilisée ce jour là pour amener les gerbes, travailler à la batteuse, porter les sacs de grains, ramasser la paille et la mettre en meules, tout cela en plein été dans la chaleur et la poussière.
Les gosiers sont secs et les litres de vin circulent; à la batteuse, on boit sec et les patrons mettent un point d'honneur à alimenter copieusement toute l'équipe.

C'est aussi une rude journée pour la fermière et les voisines et amies venues l'aider; elles s'affairent aux fourneaux pour préparer les charcuteries, faire cuire les volailles les ragoûts, les civets de lapins, les pountis(1) , préparer les ingrédients pour la truffade que l'on fera au dernier moment et que l'on servira avant le fromage (de Cantal bien sûr) puis pour dessert, le plus souvent, des tartes aux pommes.
(1) : sorte de clafoutis confectionné avec de la farine, du lait, des œufs, des feuilles de blettes, du persil et des pruneaux.

Le soir tombe , la dernière gerbe est avalée par la batteuse et le pétaro siffle longuement la fin de cette dure journée.
C'est le moment de s'asseoir de part et d'autre des tables à tréteaux qui ont été montées dans la cour de la ferme et recouvertes de nappes blanches et de commencer un long et copieux repas, bien sûr convenablement arrosé; la fatigue se dissipe, le ton des conversations monte et ce sont de grands éclats de rire aux récits de quelques histoires parfois un peu lestes ou de moqueries sur certains.
Le repas se prolonge dans la nuit et pour peu qu'un des convives ait apporté son accordéon ( Jean Flotte par exemple) , ce sont des airs et des chansons repris en cœur.

Les années ont passé, et avec lui le progrès a permis de faire effectuer par la machine presque tout ce qui auparavant était fait de main d'homme.
C'est ainsi que la moissonneuse-batteuse fait désormais toutes les opérations de récolte et de battage.
Nos machines anciennes ont alors disparu, le pétaro le premier remplacé par un tracteur puis quelques années après la batteuse.

S'il n'est pas question de regretter de tels progrès, peut on cependant ne pas ressentir une certaine nostalgie de ces traditions paysannes et surtout de l'esprit d'entraide qu'elles comportaient ; le travail était rude mais c'était l'occasion de se rencontrer, de peiner puis de manger, de boire et de rire ensemble !

NB : A quoi servait tout ce grain ?

Une faible partie était conservée pour être semée l'automne suivant, une autre moulue et la farine utilisée pour l'alimentation de la famille ; en ce qui concerne le pain, on faisait de temps en temps des fournées de tourtes de pain de seigle qui, contrairement au pain de froment, se conservaient sans rassir pendant plusieurs jours et qui n'avait pas son pareil pour tremper en fines tranches dans la soupe du soir. Il faut dire que pétrir, chauffer le four à la bonne température et surveiller la cuisson était un travail qui demandait de la peine et du temps aussi la solution de facilité sera bientôt de porter le grain ou la farine au boulanger pour avoir en échange une certaine quantité de pain.
La majeure partie du grain était utilisée pour la nourriture du bétail : la basse-
cour et ses nombreuses volailles fournissait oeufs et viande à rôtir pour les sujets les plus jeunes ou à mettre au pot pour les pondeuses en fin de carrière; quant aux porcs mis à l'engrais , c'était la source de toute la charcuterie consommée de façon courante tout au long de l'année.
De nos jours, on va chez le boucher et même les volailles se font rares dans les cours des fermes dont le nombre ne cesse de diminuer.