Le doryphore

Pendant les années quarante, les Français ont souffert, en particulier dans les villes, de restrictions sévères sur les produits alimentaires.
Si l'huile, le café,le sucre, le lait, la farine, les matières grasses et bien d'autres denrées devenaient désormais très rares et étaient distribués parcimonieusement en échange de tickets de rationnement propres à chaque catégorie , il en était hélas de même pour certains légumes; c'est ainsi que la pomme de terre, base essentielle de notre alimentation manquait cruellement car réquisitionnée en grandes quantités par les Allemands pour nourrir leur population et l'on devait se rabattre sur des légumes de substitution comme le rutabaga et le topinambour.

A Saint Illide, le tableau était moins sombre en raison de la présence de nombreuses fermes produisant lait, fromage, beurre et animaux d'élevage ; par ailleurs, pratiquement chaque famille avait son jardin, sa basse-cour avec volailles et lapins et même dans un certain nombre de cas élevait son cochon.

A la campagne, la place de la pomme de terre prend toute son importance car, outre l'alimentation humaine, elle est à la base des pâtées avec lesquelles on engraisse les cochons et qui, avec le grain, servent à nourrir les animaux des basses-cours. Malheureusement, cette période a connu le développement quasi explosif du véritable fléau pour la pomme de terre qu'est le doryphore.
C'est en 1824, dans le Missouri, qu'est apparu ce coléoptère, sorte de grosse coccinelle dont les élytres, de couleur jaune paille, portent chacune cinq raies noires longitudinales. C'est d'ailleurs à ces rayures qu'il doit son nom (doryphore veut dire en Grec "porte lance"). Il cause des dégâts aux tomates et aux aubergines mais la pomme de terre est son aliment de prédilection. Il a été introduit en Europe au début du vingtième siècle et a rapidement envahi toutes les régions de France. Les adultes, comme les larves, se nourrissent des feuilles et des jeunes tiges et s'ils vivent en grand nombre sur une plante, peuvent la dépouiller entièrement ne laissant que les grosses tiges et les nervures des feuilles; bien sûr, le résultat est une récolte de tubercules totalement anéantie.
Enfant, j'ai connu ce spectacle de désolation dans le jardin de notre maison familiale au village mais aussi là où nous plantions de plus grosses surfaces à savoir au lieu dit "Le Puech"( sur lequel sera plus tard construit un lotissement) à la sortie du bourg.
Pour comprendre de tels dégâts, il faut savoir que l'insecte hiberne dans le sol d'où , au printemps suivant, il regagne la végétation; les femelles pondent sur les feuilles jusqu'à un millier d'œufs chacune, chaque oeuf donnant naissance à une larve de couleur rouge; ce sont ces larves, très voraces, qui sont responsables de l'essentiel des dégâts. Les larves regagnent le sol pour y accomplir leur nymphose et donner naissance à une deuxième génération d'adultes.
Autre cause de la propagation de ces insectes, leurs ailes qui leur permettent, aidées par le vent, de parcourir des distances assez grandes et d'aller plus loin infester les cultures.
A Saint Illide, comme ailleurs, les habitants étaient totalement désarmés pour lutter contre cet envahisseur(1) car nul produit de traitement efficace n'était disponible sinon des pulvérisations à base d'arséniate de plomb, produit fort dangereux, très difficile à trouver et par ailleurs d'une efficacité partielle car si les larves sont empoisonnées, le produit est pratiquement sans effet sur les adultes, moins voraces, qui se mettent à jeûner au moindre indice d'intoxication.
A noter aussi le mildiou, maladie cryptogamique qui se signale par des moisissures blanches et cotonneuses sur les feuilles, et qui a comme conséquence l'atteinte des tubercules, les faisant pourrir pendant la période de conservation; or une lutte efficace contre cette maladie nécessite la pulvérisation de "bouillie bordelaise" à base d'oxydes de cuivre totalement introuvables pendant cette période.
Que peut on donc faire pour essayer de limiter les dégâts sur une plante dont j'ai dit plus haut combien elle était essentielle ? Brûler les fanes des plantes atteintes, essayer de planter dans des sols pas encore infestés, certes mais c'est bien insuffisant. Pour limiter le nombre d'adultes et surtout de larves présentes sur les feuilles, leur ramassage à la main est un travail long et fastidieux mais finalement d'une efficacité certaine et c'est ainsi que même les enfants des écoles ont été mis à contribution et avaient pour mission de ramener à leur instituteur une vieille boîte de conserve pleine de ces bestioles que l'on brûlait !

Au-delà de ces années sombres, les recherches se sont poursuivies pour trouver des produits de traitements contre cet insecte mais les résultats ont été décevants, il a fallu attendre les années quatre vingt dix pour avoir des insecticides efficaces mais l'insecte n'a pas disparu et pour éviter de mauvaises surprises, il faut rester mobilisés et sans doute mettre en œuvre des moyens de lutte diversifiés car il est à craindre que l'insecticide seul ne suffise pas.

(1) Les occupants allemands étaient appelés "doryphores", est ce en référence à leur rôle d'envahisseurs néfastes ou bien aussi des prélèvements massifs sur nos récoltes de pommes de terre ?